Le lendemain, dimanche 6 mars 1836, Fortuné trouva chez lui un mot de François le conviant ainsi qu’Héloïse à une balade avec Champoiseau. Intrigué par cette proposition inhabituelle, le jeune couple accepta l’invitation.

Ils se retrouvèrent tous les quatre en fin de matinée place de la Madeleine, devant un arrêt d’omnibus. Champoiseau s’était accroché un grand foulard autour du cou, qu’il remontait jusqu’à son nez comme pour se couvrir du froid.
La foule était déjà nombreuse à profiter des timides rayons de soleil et à rechercher un café ou un restaurant.
– Où nous emmenez-vous ? demanda Fortuné.
– Vous verrez, vous verrez, répondit Champoiseau.
Ils laissèrent passer deux omnibus, puis François leur proposa d’embarquer dans le troisième qui se présenta, à la suite de deux femmes et d’un homme qui se plongea aussitôt dans la lecture d’un journal.
– Mais, s’étonna Héloïse, nous aurions pu prendre le précédent, il allait dans la même direction !
– Nous ne sommes pas pressés, commenta laconiquement le vieil homme.
– Et puis il y a plus de places libres dans celui-ci, ajouta François.
Héloïse s’assit à côté de François et Fortuné à côté de Champoiseau qui, après avoir calé Hugo entre ses jambes, annonça :
– Nous sommes désolés, les deux femmes par lesquelles nous espérions en savoir plus sur Raphaëlle se sont renseignées, mais sans obtenir aucune information nouvelle. Nous n’avons pas avancé d’un poil.
Fortuné réfléchit à voix haute :
– Peut-être pourrais-je interroger Gautier, Labrunie, Balzac ou même les jumeaux Roquebère. Ils doivent en connaître un rayon en matière de prostituées…
Tout en poursuivant ses réflexions, il remarqua que l’homme au journal, assis sur un strapontin, avait soudainement rabattu son chapeau sur ses yeux à la vue d’un élégant personnage qui venait de monter, portant un habit clair.
Lorsque le conducteur demanda d’encaisser le prix du trajet, un bourgeois accompagné de sa femme sortit des pièces de vingt francs. L’homme à l’habit clair s’assit à côté de lui.
L’omnibus arriva rue Poissonnière et chargea de nouveaux passagers. Fortuné fut à peine surpris de voir que, profitant du mouvement de foule, l’homme à l’habit clair plongeait deux doigts dans la poche du bourgeois et en sortait trois pièces dorées, apparemment sans que personne d’autre ne s’en rende compte.
L’individu quitta l’omnibus à l’intersection d’après, suivi par l’homme au journal. François et Champoiseau leur emboîtèrent le pas, ainsi qu’Héloïse et Fortuné. Tous voulaient savoir comment cela finirait.
Ils firent quelques dizaines de mètres avant de croiser un sergent de ville. L’homme au journal courut vers le voleur et fit signe au sergent de l’aider à l’interpeller. Le coquin ne résista pas un instant et tous trois prirent la direction du poste de police de Bonne-Nouvelle.
Fortuné reconstitua le fil des événements : l’homme au journal – sans doute un policier en civil – avait reconnu le voleur dans l’omnibus et l’avait laissé commettre son méfait pour le prendre en flagrant délit (Fortuné sourit intérieurement en pensant que la police trouverait finalement peu de choses à reprocher au voleur : il l’avait vu porter la main à sa bouche au moment où il avait aperçu le sergent de ville ; nul doute que les trois pièces d’or se trouvaient au fond de son estomac, en sécurité pour quelques heures…).
– Lebras !
Le cri de Champoiseau retentit dans la rue. Plusieurs passants se retournèrent. À trente mètres, l’homme au journal stoppa net.
– Lebras, me reconnais-tu ? demanda Champoiseau.
Son regard restait vague et François guidait ses gestes. Lebras, quittant le policier et le voleur, s’approcha d’un pas mal assuré.
– Si vous ôtez ce foulard qui vous cache le visage, je n’aurai pas de mal je pense…, répondit-il avec une voix de vieille femme. Non, je n’aurai pas grande difficulté…
Champoiseau s’exécuta.
– Pierre, vieux grognard ! s’exclama Lebras. Ainsi, tu m’observais dans l’omnibus depuis le boulevard ?! Tu me pistais comme un chasseur !
– Comme toi tu pistais cette vermine…
– C’est la troisième fois que je l’amène au poste de police et qu’il avale ses pièces ! C’est la troisième fois qu’il nous échappe ! Mais ce coup-ci, le sergent ira dans les toilettes avec lui ! Oh oui, il s’enfermera avec lui le temps qu’il faut ! Quant à toi, vieux renard, il me semblait bien t’avoir vu monter à ma suite place de la Madeleine. Mais je ne voulais pas rater ce filou. Il n’était pas question qu’il m’échappe encore une fois !
Fortuné et Héloïse se regardèrent intrigués. Pourquoi Lebras répétait-il tout ce qu’il disait ? François leur adressa un clin d’oeil :
– C’est ça le mal dont il souffre, Lebras : il dit tout deux fois.
– Toujours toujours ? Euh, je veux dire… toujours ? demanda Fortuné.
– Toujours.
– Nous voilà bien ! Ce n’est vraiment pas la peine qu’il répète tout ce qu’il dit… ni même qu’il parle, d’ailleurs…
Fortuné avait envie de fuir à toutes jambes. Ses craintes se confirmaient : le renfort proposé par Champoiseau semblait bel et bien être un bras cassé.
Fortuné se tourna discrètement vers Héloïse :
– Lebras… cassé : voilà comment je vais l’appeler !
– Héloïse, Fortuné, Sylvain : les présentations sont faites ! dit Champoiseau. Sylvain, ce jeune homme est celui dont je t’ai parlé et qui a besoin de ton aide. Et là, tu reconnais François…
Lebras baisa la main d’Héloïse. Son compagnon resta de marbre.
– Lebras n’est pas policier, poursuivit le vieil homme, mais il donne des coups de main de temps en temps. Je voulais que vous le voyiez à l’œuvre. N’est-il pas habile pour se dissimuler même des voleurs qui le connaissent ?
Fortuné ne pouvait le nier. Mais il ne renchérit pas non plus. Ce fut François qui enchaîna :
– Bien, et si nous retrouvions Chétif ?
– C’est une bonne idée, approuva Lebras, une bien bonne idée !
– Je dirais même une très bonne idée, céda Fortuné à court d’arguments.
– C’est l’heure du déjeuner, il devrait être dans sa gargote habituelle, dit Champoiseau.
Après quelques minutes de marche, le groupe pénétra dans une brasserie loin de l’agitation du boulevard. Un homme en train de manger à une petite table se leva avec son assiette et les invita à s’asseoir à une plus grande table à côté. Ses favoris étaient plus garnis que tout autre endroit de sa tête, et d’une longueur impressionnante. Son corps frêle et voûté disait qu’il avait dû être grand par le passé.
Fortuné souffla à Héloïse et François :
– Je vais essayer de deviner tout seul le mal dont souffre celui-là.
– C’est plus difficile que pour Lebras, annonça le jeune commis de cuisine.
Chétif prit Champoiseau dans ses bras, puis plus brièvement Lebras, et fit face aux trois autres :
– Bonjour François. Je suppose que vous êtes Héloïse, et vous Fortuné… Pierre m’a parlé de vos démêlés actuels, de cette Raphaëlle que vous recherchez, et de votre ami Théodore.
– Misère de misère ! maugréa Fortuné. Il ne manquait plus que cela !
– Que dites-vous, Fortuné ? questionna Champoiseau.
– Je disais… nous voici enfin réunis… Il fallait que ça arrive…
– Fort bien, asseyons-nous et faisons connaissance, proposa le vieil homme.
Tous les cinq prirent place autour de Chétif et commandèrent à déjeuner. Héloïse eut le temps de glisser dans l’oreille de son compagnon :
– Pierre ne sait pas comment te remercier de ce que tu fais pour lui et il sait que sa vue lui échappe. Le moyen qu’il a trouvé est de parler de toi à ses deux amis. Ne dis rien qui pourrait le blesser. Il sera toujours temps d’aviser plus tard.
Fortuné serra les dents puis demanda à Champoiseau s’il avait réfléchi à la proposition de Charles Lefebvre.
– Pour tout dire, commença l’ancien grognard, cela fait un moment que je me sens vieillir. Et depuis que j’ai commencé à perdre la vue, je me considère encore plus vieux et incapable. Je ne vois pas à quoi je pourrais être utile maintenant. Cette angoisse me réveille la nuit, Fortuné ! Les gens n’ont pas besoin d’un écrivain public qui ne peut plus écrire ! Plus personne ne vient à ma boutique ! Et Charles Lefebvre est d’une grande humanité, mais je ne veux pas de sa charité. Veritas n’a que faire d’un aveugle !
– Ce voile qui recouvre peu à peu vos yeux s’appelle la cataracte, Pierre, et cela s’opère. Vous pouvez retrouver la vue. Je vous emmènerai voir un médecin, si vous l’acceptez. Quant à Lefebvre, c’est un homme de cœur, mais aussi de raison. Ce n’est pas vos yeux qui l’intéressent, il vous l’a dit, mais la confiance que vous inspirez et votre connaissance de l’être humain. En juillet, votre intuition nous a aidés à retrouver Corinne Prévost. Aujourd’hui, elle va certainement nous mettre sur la trace de cette Raphaëlle. Vous pouvez être aussi précieux aux travaux de Veritas que vous l’êtes aux recherches que nous menons depuis deux semaines.
– Permettez-moi de réfléchir encore quelques jours… et, d’abord, de retrouver cette femme et, s’il n’est pas mort, le patron de La Grande Licorne.
Fortuné ne pouvait l’éviter longtemps, le sujet était revenu sur la table… ainsi qu’un plat de viande et de haricots qui contenait plus des uns que de l’autre. Il resta silencieux, dans l’espoir que la discussion allait voguer vers d’autres cieux. Mais c’était un mauvais calcul. Chétif prit la parole :
– Pour cela, il faudra sans doute d’abord remettre la main sur votre ami Théodore. Je vous avoue que cette histoire me perturbe grandement. Je me mets à votre place… Vous pouvez compter sur Lebras et moi !
Ne voulant pas paraître impoli, Fortuné plongea les yeux dans son assiette, à la recherche de petits morceaux de viande qui se seraient cachés sous les haricots. L’autre continuait :
– Nous avons pour principe de ne jamais agir seuls : Lebras est la tête, moi je suis un peu les jambes…
Ce que Fortuné entendait résonnait bizarrement à ses oreilles, mais il ne releva pas les yeux pour autant. La même voix poursuivait :
– Toute la difficulté sera que nous nous trouvions à vos côtés quand Théodore refera surface.
– Ce qui signifie, ajouta Lebras, que nous vous suivrons dès demain toute la journée. Nous vous collerons aux basques en permanence.
Le jeune employé de Veritas ne put se retenir davantage :
– Messieurs, vous devez savoir une chose : Théodore a une ouïe très fine et un regard aiguisé. Il est toujours sur ses gardes. Il se méfie de tout le monde. Je suis désolé de vous le dire, mais je ne vous donne pas cinq minutes avant qu’il ne vous repère. Pas cinq minutes !
Tiens, se dit-il, la maladie de Lebras était contagieuse.
– Monsieur Petitcolin, reprit solennellement Chétif, mettez-nous au défi. Choisissez, là, maintenant, dans la rue, un passant. Annoncez-lui qu’il va être suivi. Nous vous assurons que nous parviendrons à le pister ni vu, ni connu, jusqu’à sa destination.
Fortuné se leva. S’il fallait en passer par cette expérience fastidieuse pour ne plus entendre parler des deux acolytes de Champoiseau, il le ferait, et sans attendre d’avoir trouvé tous les morceaux de viande qui se dissimulaient dans la sauce épaisse !
– Je vous prends au mot, messieurs : sortons que je vous désigne quelqu’un !
Laissant Héloïse, François et Champoiseau terminer paisiblement leur repas, les trois hommes regagnèrent le boulevard.
Arrivé là, Fortuné se mit à marcher nonchalamment, essayant de trouver la victime idéale. Pas une femme, bien sûr, ni un couple. Ni une personne trop âgée, on ne savait jamais comment elle pourrait réagir. Non, un jeune homme serait idéal, à l’esprit libre si possible, qui prendrait cela comme un jeu. Bref, un original comme on pouvait en trouver sur le boulevard.
– Narcisse !
L’intéressé n’avait pas entendu l’exclamation de Fortuné, trop occupé qu’il était à se livrer à son occupation favorite de compter fleurette aux jeunes femmes, quand il n’était pas absorbé par son travail d’avoué dans l’étude Roquebère qu’il partageait avec son frère1.
– Vous le connaissez, Fortuné ? demanda Chétif.
– Dites, c’est moi qui vois mal ou il marche à reculons… il recule en marchant, je veux dire ? enchaîna Lebras.
– Il va être difficile de le pister dans ces conditions, poursuivit Chétif. Fortuné, vous n’auriez pas un autre candidat, un qui marche comme vous et moi ?… Ou alors nous devrons le suivre par devant ?…
En effet, Narcisse Roquebère, pour charmer les deux dames qui lui faisaient face, marchait à reculons devant elles, tout en leur parlant, en minaudant et en faisant toutes sortes de pirouettes.
Fortuné s’approcha de lui après avoir demandé à ses deux acolytes de se dissimuler à distance. Il lui glissa dans l’oreille :
– Bonjour Narcisse, tu expérimentes une nouvelle technique de séduction ?
L’autre fit un bon de surprise :
– Fortuné ! Que fais-tu là ? Tu m’observes depuis longtemps ? Quel bonheur de te voir ! Viens que je te présente ! J’ai à peine entamé la discussion avec ces demoiselles…
Les deux jeunes femmes en question se regardaient en riant. Elles semblaient aussi peu intéressées par Fortuné que par Narcisse, mais s’étaient arrêtées à un mètre d’eux.
– Je me promenais. Tout comme toi, mais dans l’autre sens… Enfin, je ne sais plus… Mais je te dis à bientôt, je ne veux aucunement interrompre votre conversation.
Ils s’inclina devant les deux dames.
– Tu ne nous interromps pas, Fortuné… Enfin, si… Je passerai bientôt te voir à Veritas, si tu veux ?
– Parfait… En attendant, sans plus te retenir, je te lance un petit défi : deux amis ont parié avec moi qu’ils parviendraient à te suivre un moment sans que tu les remarques.
– Tu es sérieux ? Quel drôle de défi ! s’étonna Narcisse en regardant instinctivement partout autour de lui.
– Oui, c’est un genre d’entraînement pour eux. Je t’expliquerai quand on se reverra. Bref, si tu les identifies, tu gagnes !
– Fort bien. Je n’y comprends rien, mais je trouve cela amusant. À bientôt, Fortuné !
– Mesdames, cher Narcisse, je vous souhaite une bonne après-midi.
Fortuné prit la direction de la brasserie, se retournant un moment pour essayer d’apercevoir Narcisse à nouveau. Il le vit, presque masqué par des passants. Le jeune notaire avait repris sa marche à reculons et ses courbettes. Sans doute avait-il déjà oublié sa discussion avec Fortuné.
Ce dernier chercha Chétif et Lebras du regard, mais sans succès. Les dés étaient jetés.
Il retrouva sa place à la table de ses amis et leur fit un point de la situation.
– Narcisse, ça alors ! s’exclama Champoiseau. J’aimerais bien le revoir !
– Je m’attends à le voir arriver ici d’un moment à l’autre, avec nos deux amis pendus au bout de ses bras, ajouta Héloïse. Pierre, n’entendez aucune malveillance dans ce que je dis…
Fortuné s’adressa à Champoiseau et François :
– Je ne trouve pas que Chétif souffre d’un mal particulier… Vous m’intriguez, les amis…
– C’est un mal bénin, répondit François. On pourrait même considérer cela comme un bien… En tout cas, il ne se manifeste que lorsqu’il est inquiet ou menacé… Vous verrez bien.
– Cela ne me rassure pas vraiment, dit Fortuné. Quant à Lebras, c’est une vraie maladie, de tout répéter ainsi, non ?
– Certainement, répondit Héloïse
– Tu crois que c’est contagieux ?
– Certainement.
– Et qu’on peut l’attraper ?
– Certainement.
– Tu te moques de moi ?
– Cert…
Fortuné adressa un coup de coude à sa compagne.
– Un peu de respect pour le Bureau Veritas, s’il te plaît !